Médecine arabe ancienne et savoirs populaires
Présentation
Jamal Bellakhdar, pharmacien, docteur en Sciences de la vie, est chercheur en ethnobotanique, ethnopharmacologie et anthropologie des techniques anciennes. Ses enquêtes de terrain, menées à l'interface hommes/nature depuis de nombreuses années, l'ont conduit au coeur de la tradition marocaine, avec une approche globale intégrant biodiversité et patrimoine culturel dans un même champ de recherches.
Cet ouvrage est une seconde édition augmentée d'un titre paru la première fois en 1997. Par rapport à la première édition, la nouvelle livraison contient 30% de données supplémentaires résultant de nouvelles enquêtes de terrain réalisées par l'auteur entre 2004 et 2017. Il est donc le fruit de près de 40 années de recherches sur la médecine traditionnelle communément utilisée de nos jours par les populations marocaines et toujours très vivante dans les campagnes et dans les villes, comme l'atteste le nombre important de tradipraticiens toujours en exercice, des produits de la pharmacopée locale et des usagers de celle-ci.
Ce système thérapeutique populaire se caractérise par une fusion remarquable entre une tradition locale tirant l'essentiel de ses ressources de l'environnement naturel et un savoir doctrinaire séculaire se rattachant à la médecine arabo-islamique classique. Son originalité vient aussi de sa réussite à fusionner en un seul corpus de connaissances des apports culturels de provenance diverses, notamment ceux des populations d'origine arabe et amazighe.
L'ouvrage présente l'intérêt d'étudier la pharmacopée traditionnelle marocaine sous plusieurs aspects : la botanique, la lexicologie, la petite histoire des produits, les usages traditionnels (médicinaux, cosmétiques, alimentaires, techniques, pastoraux, magiques, etc.), la chimie et la toxicologie. Une comparaison y est aussi établie entre les usages actuels et les prescriptions relevées dans diverses sources écrites arabes anciennes.
Les compétences de l'auteur, ethnopharmacologue et ethnobotaniste averti, bon connaisseur de la culture de son pays et des pharmacopées traditionnelles des nations du Sud, font de ce recueil une somme considérable de données et d'informations susceptibles d'être utilisées par d'autres chercheurs, dans des travaux relevant de thématiques variées.
Au total, 1118 espèces utilisées dans les soins, d'origine végétale, minérale, animale ou industrielle, regroupées en 759 rubriques, ont été recensées. Pour chaque produit sont proposés :
Au nombre des textes arabes anciens consultés par l'auteur, l'examen attentif de cinq d'entre eux, produits par des auteurs maghrébins ou andalous, particulièrement bien renseignés sur les simples utilisés à leurs époques, a permis de dresser, pour plusieurs de ces simples et de leurs usages, un état de l'évolution au cours de l'histoire du savoir traditionnel en matière de soins : il s'agit de la 'Umdat at-tabîb du botaniste sévillan Abul-Khayr Al-lchbilî (XIIe siècle), du Jami' al-mufradat d'lbn AI-Baytar (XIIIe siècle), de la Hadiqat al-azhar du médecin marocain Al-Wazir Al-Ghassanî (XVIe siècle), de la Tuhfat al-ahbâb, écrit par un auteur anonyme du Sud marocain (XVIe ou XVIIe siècle) et du Kechf er-rumûz du médecin algérien Abderezaq al-Jazairî (XVIIIe siècle).
L'ouvrage est destiné à tous ceux qui sont concernés par l'ethnobotanique, les pharmacopées traditionnelles, l'histoire de la médecine et de la pharmacie, les lexiques naturalistes, l'anthropologie. Il s'adresse aussi aux spécialistes et aux profanes qui s'intéressent au Maghreb, au Monde arabe, aux traditions, au patrimoine immatériel des sociétés du Sud.
Chapitre 8 du Volume 1 :
MÉDECINE TRADITIONNELLE,
ETHNOPHARMACOLOGIE
ET PROGRÈS SOCIAL :
LA TRADITION AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT
Depuis que la médecine moderne est parvenue réellement à couvrir les besoins de santé de l'ensemble de la population des pays industrialisés, c'est-à-dire vers le milieu du vingtième siècle, la médecine par les plantes est entrée en Occident dans une phase de déclin de laquelle elle n'a commencé à sortir que tout dernièrement avec l'avènement de la phytothérapie rénovée. Cette dernière réalise, en effet, depuis vingt ans environ, une percée remarquable, grâce en grande partie à la montée des idées écologistes.
Toutefois, cette tendance reste minoritaire dans les pays développés en comparaison de l'essor considérable que connaît la chimiothérapie, notamment celle des médicaments dits « de confort » ou « de civilisation» : psychotropes, toniques, préparations vitaminées, analgésiques.
En revanche, dans les pays du Tiers-monde où les ressources budgétaires affectées aux dépenses de santé restent inférieures aux besoins de la communauté, les plantes médicinales continuent de représenter une part importante des moyens thérapeutiques accessibles aux couches défavorisées, c'est-à-dire à 80 % de la population.
La persistance des médecines vernaculaires dans les pays du Sud - que celles-ci appartiennent à des traditions strictement orales ou qu'elles soient codifiées dans des pharmacopées écrites - s'explique donc, en grande partie, par leur capacité à offrir des prestations de santé d'un type et d'un coût à la portée de la grande masse de la population, mais aussi par leur aptitude réelle à soulager.
Le fait que la pratique médicale traditionnelle soit accompagnée d'un cortège de croyances métaphysiques et irrationnelles ne préjudicie en rien à sa valeur et ne peut justifier son exclusion d'une politique de santé nationale, pragmatique et soucieuse d'optimiser la couverture de la population en soins de base, couverture qui ne peut se réaliser, à moyen terme, qu'en mobilisant l'ensemble des ressources disponibles, qu'elles soient matérielles ou humaines, modernes ou traditionnelles.
C'est dans cette façon de traiter l'urgence que l'ethnopharmacologie a un rôle primordial à jouer. La finalité des recherches qu'elle conduit n'aurait en effet aucun sens si elle ne retournait aux sociétés qui en furent les inspiratrices les résultats positifs auxquels elle est parvenue. Il est important que cette recherche, qui est passée successivement par les phases de l'enquête sur le terrain, de l'investigation bibliographique puis de l'étude au laboratoire, se prolonge d'une phase au cours de laquelle seraient examinées les conditions et les modalités du retour de l'information aux populations qui en furent la source, et la manière d'exploiter pratiquement ces résultats.
Après son passage par les laboratoires, ce qui lui a conféré un statut de scientificité, l'information ethnopharmacologique peut alors être recyclée de différentes manières dont voici quelques propositions : organisation d'ateliers de travail ouverts à la population et aux agents de santé traditionnels ; programmes audio-visuels et campagnes de sensibilisation ; plaquettes illustrées de vulgarisation, affiches, journées "portes ouvertes" dans des dispensaires régionaux avec démonstrations de préparation de remèdes végétaux (tisanes, poudres, sirops, oléats, onguents, lotions, etc.) ; enseignement aux écoliers et aux lycéens, dans le cadre de l'instruction civique ou du secourisme, de quelques notions de base sur les plantes médicinales les plus courantes (comment les reconnaître, comment les récolter, comment les préparer, quand les utiliser) et sur les plantes toxiques ; introduction de l'ethnopharmacologie comme matière d'enseignement dans les facultés de médecine et de pharmacie ainsi que dans les collèges de santé publique (formation des infirmiers, des auxiliaires de santé, etc.).
Tout cela demande, naturellement, une parfaite collaboration entre, d'une part, les concepteurs et les logisticiens qui élaborent les politiques nationales de santé publique, et d'autre part, les ethnopharmacologues, en vue de mettre au point « la » stratégie adéquate pour un emploi rationnel des ressources locales dans les soins de santé primaires. Or ces derniers représentent au moins 80% de l'ensemble des soins dispensés dans nos pays : c'est dire combien l'exploitation dês ressources locales peut contribuer à alléger les charges budgétaires.
Bien entendu, rien ne saurait valablement se faire, dans ce domaine, sans l'adoption au préalable d'un programme d'inventaire des ressources locales en matière de santé, sans par conséquent commencer par dresser, de la manière la plus objective possible, « un état des lieux » .